J’ai rarement besoin d’écrire. J’essaie d’évacuer autrement généralement, de sortir, de faire du sport, de parler, ou de ranger aussi.
Mais en rentrant du travail, une scène m’a renvoyé à ma propre douleur. Sur le trottoir d’en face, une sorte de jumelle d’avant … Toute rouge, en débardeur, aussi large que haute (et sans méchanceté aucune, en toute objectivité), essoufflée, ruisselante. J’ai eu mal à l’intérieur, c’est indescriptible. Je me suis revue il y a deux ans, souffrant de cette chaleur que d’autres trouvaient agréable.
Ce n’est pas du dégout que j’ai eu pour elle, loin de tout ça … Et je me suis sentie coupable de prendre mes yeux de Droopy et de les baisser. J’ai eu mal de me souvenir de tout ça, qu’on est tellement prisonnier de ce corps adipeux, en souffrance de chaque mouvement, de chaque rayon du soleil, de chaque pas l’un devant l’autre, de chaque sac supplémentaire. Je me suis souvenue de ces douleurs dans les chevilles, de l’essoufflement qui vous brûle les poumons, de ces tentatives pour arrêter de souffler comme un bœuf pour ne pas se faire repérer. Se souvenir de cette place qu’on prend et dont on ne se rend même pas compte.
Quand je la regardais, je ne voyais pas un corps laid ou ingrat, je voyais une souffrance, une prison, dans lequel un( e ) « malade » s’enferme et où personne ne peut le/la secourir à par lui-même.
Parce que quand on est malade de la nourriture, que peut-on faire ? Être moins gourmand, faire preuve de volonté … Déménager au pays des bisounours?
Dans mon parcours, je regrette juste de ne pas l’avoir fait plus tôt, ne pas m'être fait opérée avant. De ne pas avoir compris plus tôt que j’avais besoin d’aide, que je n’y arriverai pas toute seule et que faire preuve de force, justement, ce n’était pas d’y arriver seule mais d'accepter, enfin, et tout. J’ai cru au Père Noël pendant des années, j’ai cru que vu que je m’y étais mise toute seule, là-dedans, je DEVAIS m’en sortir toute seule aussi. Comme un prisonnier coupable, qui essaie de faire preuve de bonne conduite, de se racheter, pour qu’on le relâche plus tôt que prévu …
J’avais envie d’aller vers elle, de lui donner le numéro de mon chirurgien, de lui dire de ne plus attendre, quit à ce qu’elle le prenne mal et qu’elle me dise qu’elle est heureuse ainsi, que c’est le regard des autres uniquement qui la pourrisse … Qu’elle s’assume, qu’elle vit bien, qu’elle est heureuse, vraiment.
Toutes ces choses, je me les suis dites aussi. Je les ai dites et répétées. J'étais déjà heureuse avant, j’avais la même vie, mais pas la même qualité de vie … J’étais aimée, déjà, j’avais un travail aussi, les mêmes ami( e )s.
Mais trainer et subir ce corps, c’était une souffrance sans nom et ce soir en sortant du travail, c’est comme un coup de couteau dans le ventre que je me suis pris, ça m’a fait mal jusqu’aux agrafes et dans les tripes … Et je me suis sentie coupable, j’ai eu peur qu’un jour je me retrouve dégoûtée, comme d’autres le sont. Peur qu'elle me voit la regarder et qu'elle se dise que je suis comme toutes ces connasses qui n'acceptent pas la différence et jugent.
J'avais envie d'appeler le psychiatre, de prendre une séance en urgence, je me sentais en état de choc ... Parce que les sens se souviennent, le corps aussi et le traumatisme surgit comme une nausée. Les odeurs, les douleurs, les sensations. Comme un chien qui se souvient d'un coup qu'il a pris de son maitre, mon corps se souvient de ce que je lui ai infligé, involontairement, sans m'en rendre compte, toutes ces années, dans le déni, dans cette prison.
Je ne regrette pas d'avoir été une super-obèse, ni même d'avoir pesé 166 kg. Ca fait partie de ma vie, partie de la vie de la fille qui vit dans cette enveloppe ...